Décembre 2024 •

Les hypothétiques coûts de démantèlement
et de gestion des déchets nucléaires

Les exploitants nucléaires réalisent une estimation du coût de démantèlement complet de leurs installations qui se traduit en « charges en valeur brute » aux conditions économiques de l’année en cours. Des charges brutes sont également estimées pour la gestion à long terme du combustible irradié non recyclable et des déchets nucléaires sous l’appellation « aval du cycle ».

Les exploitants provisionnent dans leurs comptes les sommes qu’ils ont estimées nécessaire au financement des démantèlements et de l’aval du cycle. Ces provisions sont placées dans des fonds financiers et les intérêts acquis viennent abonder ces provisions : on parle alors de provision ou de charge « actualisées ». Le taux d’actualisation peut varier notamment en fonction de l’inflation et du rendement des placements financiers. Des paris économiques sont donc faits sur ce que nous réserve l’avenir, les exploitants misant à long terme sur un faible taux d’inflation annuel (environ 2%) et des rendements financiers réguliers (de l’ordre de 5 à 6% annuel).

Les exploitants déterminent le taux d’actualisation de leurs actifs provisionnés. En 2018, selon la Cour des comptes, il était de « 3,9% » pour EDF, « 3,95% » pour ORANO et de « 3,97% » pour le CEA [CComptes, 2020].

Pour EDF, « en 2019, le taux d'actualisation était de 3,7 %, sachant que la rentabilité [des] actifs dédiés est, depuis 2004, de quelques 6% », comme l’a indiqué le directeur des projets déconstruction-déchets du groupe EDF au Sénat en 2020 [Rapport n° 371, 2020].

Explications ministérielles de ces mécanismes d’actualisation : « Les charges brutes (le coût total du démantèlement et de la gestion des déchets si toutes les dépenses étaient effectuées aujourd’hui en une fois) sont supérieures aux provisions inscrites dans les comptes du fait du mécanisme d’actualisation ». C’est en quelque sorte le coût overnight appliqué aux démantèlement et aux déchets.

« En pratique, ces coûts sont payés après l’arrêt définitif des installations, et sur des durées très longues s’étendant jusqu’au 21e siècle. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir toutes les sommes dès à présent : les actifs financiers mis de côté produisent en effet des revenus, et continueront à en produire même après l’arrêt définitif et avant d’être intégralement dépensés » [ecologie.gouv.fr].

Mais qui peut prédire l’évolution des conditions économiques sur d’aussi longues périodes ?

EDF explique comment sont calculées les provisions (ou charges actualisées) des réacteurs en exploitation : « la durée d’amortissement des centrales nucléaires en exploitation en France, composées de 32 réacteurs 900 MW, 20 réacteurs 1 300 MW et 4 réacteurs 1 450 MW, est de 50 ans pour les paliers 900 MW (depuis le 1er janvier 2016), et 1 300 MW (depuis le 1er janvier 2021), et de 40 ans pour le palier N4, pour lequel les conditions pour un allongement ne sont pas à ce jour réunies ». « Le calcul des provisions pour déconstruction relatives au parc nucléaire en exploitation est assis sur la durée d’amortissement des actifs » [EDF - Comptes consolidés 2023].

Les charges actualisées sont variables en fonction de la date prévue de leur utilisation. Plus cette date est lointaine, plus la provision actualisée est faible pour une même charge brute. Voyons un exemple avec un extrait d’un rapport de la Cour des comptes : « la provision pour stockage direct du MOX et du combustible Superphénix s’élevait à 5,8 Md€ en valeur brute mais à seulement 565 M€ en valeur actualisée : EDF prévoit en effet que si le stockage de ces combustibles dans le centre géologique profond devait intervenir, ce serait entre 2113 et 2124, ce qui explique que la provision actualisée soit dix fois inférieure aux charges brutes » [CComptes, 2012].

D’après l’ANDRA, le MOX, « Combustibles mixtes uranium-plutonium usés » serait « en attente de retraitement » avec un stock de « 2460 t » à fin 2022. Quant aux « Combustibles usés RNR » également « en attente de retraitement », les « 125 t » recensé à fin 2022 correspondent à la filière des Réacteur à neutron rapide (Rapsodie, Phénix et Superphénix) [ANDRA, Essentiel 2024]. Cette filière était censée nous assurer, dans un futur lointain, l’indépendance énergétique grâce au recyclage de ses combustibles. EDF a prévu une provision pour enfouir bien profond ces 2585 tonnes de déchets nucléaires.

L’évolution des devis constatée chez tous les exploitants, y compris l’ANDRA avec le projet CIGEO (Cf. encadré ci-dessous), provoque également une actualisation à la hausse des charges brutes. Cette hausse peut être atténuée dans les charges ou provisions actualisées en repoussant de plusieurs décennies les opérations.

Pour chiffrer les charges brutes de démantèlement, les exploitants ont réalisé des estimations ou établi des devis il y a plus de 20 ans afin de constituer des provisions permettant le financement futur des démantèlements et de l’aval du cycle. Comme on peut s’en douter, ces devis ont été et sont pour la plupart sous-évalués bien que régulièrement mis à jour.

Évolution de l’estimation du coût de CIGEO

Bref rappel historique avec l’ANDRA et la Cour des comptes : « Estimé entre 13,5 et 16,5 milliards d’euros en 2005 (sur la base des études techniques de 2002), le coût du Centre industriel de stockage géologique Cigéo a donné lieu à un chiffrage intermédiaire d’environ 35 milliards par l’Andra en 2009, incluant la construction, l’exploitation sur plus de 100 ans et la fermeture du stockage. Une nouvelle évaluation sera réalisée en 2013 suite aux études de conception industrielle en cours » [ANDRA, 1/06/12].

« En janvier 2013, le chiffrage a évolué par rapport à 2009 :

- le périmètre n’intègre plus la recherche, les assurances et la fiscalité qui peuvent être utilement disjoints du chiffrage pour se concentrer sur les aspects techniques ;

- conditions économiques de janvier 2012 soit euros 2013 ;

- inventaire en augmentation substantielle : MA-VL : 70 200 m3 (+ 3%) / HA : 10 059 m3 (+ 24%);

- durée d’exploitation de Cigéo de l’ordre de 143 ans.

Remis à ce nouveau périmètre, l’estimation (...) s’élèverait à environ 30 Md€2013; et l’estimation DGEMP 2005 à près de 20 Md€2013 » [CComptes, 2014].

En 2016, la Ministre de l’écologie coupera la poire en deux, de façon assez cocasse, avec l’arrêté du 15 janvier 2016 : « Le coût afférent à la mise en œuvre des solutions de gestion à long terme des déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue est évalué sur une période de 140 ans à partir de 2016.

Ce coût est fixé à 25 milliards d'euros aux conditions économiques du 31 décembre 2011, année du démarrage des travaux d'évaluation des coûts », pourtant estimé dès 2015... [legifrance]. L’arrêté précise que le coût, ou plutôt l’estimation à la louche, sera régulièrement mis à jour.

Dans l’attente de la prochaine mise à jour, cette somme de 25 Md€2011 correspond, compte tenu de l’inflation, à 31 Md€2024.

L’ASN résume la situation dans son Rapport de 2022 : « De manière générale, l’ASN relève que le périmètre d’évaluation des charges pris en compte dans la majorité de ces rapports doit être complété car il ne prend pas en compte certaines opérations susceptibles de présenter de forts enjeux financiers, notamment les opérations préparatoires au démantèlement.

De plus, l’ASN estime que les états initiaux des sites au début de leur démantèlement doivent être décrits plus précisément, en tenant compte des éventuelles pollutions présentes dans les sols et dans les structures, et en évaluant les coûts d’assainissement associés. En effet, les hypothèses relatives à l’état initial des sites ne sont globalement pas assez robustes, alors qu’il est fondamental d’avoir une bonne connaissance de l’état des sites afin de pouvoir évaluer, de manière prudente, les charges de démantèlement.

Enfin, L’ASN souligne que les hypothèses retenues pour l’évaluation des coûts complets doivent être réévaluées, afin d’être raisonnablement prudentes pour ce qui concerne la planification des projets et des programmes de démantèlement, en tenant compte des risques liés à l’indisponibilité des installations d’entreposage, de traitement et de stockage » [ASN, 2022].

Au 31 décembre 2023, les charges brutes de démantèlement, de gestion du combustible non recyclable et des déchets nucléaires français (aval du cycle) sont estimées à plus de 147 milliards d’euros... (Cf. Tableau 4)

Elles prennent en compte les installations arrêtées définitivement mais également celles en exploitation à fin 2023 qui seront à démanteler dans le futur. Le démantèlement de l’EPR de Flamanville n’est pas inclus dans le périmètre d’estimation.

Tableau 4 - France - Estimation du reste à charge pour le démantèlement des INB et pour

la gestion de l’aval du cycle à fin 2023

(en milliards d’euros2023)

CEA

ORANO

EDF

Total

35,9

17

94,3

147,2

Sources

CEA - Rapport financier 2023

ORANO - Comptes consolidés 2023

EDF - Comptes consolidés 2023

La somme est rondelette mais englobe-t-elle la totalité du coût des démantèlements ? La réponse est négative.

Ces 147 milliards représentent la somme estimée par les exploitants pour terminer les démantèlements commencés (avec la gestion des déchets associés) et réaliser ceux qui seront à engager sur les INB encore en exploitation.

Des chantiers de démantèlement au long cours sont entamés depuis des décennies et les dépenses passées ne sont pas comptabilisées dans cette ardoise, comme nous allons le détailler avec chaque exploitant.

Nous avons regardé l’évolution des charges brutes et actualisées des trois principaux exploitants historiques. Les chiffres sont issus de documents officiels de chaque exploitants et reportés en euros constants de 2023 à titre de comparaison avec la dernière année de référence (2023). Ces chiffres ne représentent que des estimations, les devis évoluant à la hausse régulièrement.